STUPID CUPID

14.02.02 § ft. Ella & Adrasteia

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Une semaine avant le jour J, Anya s’était convaincue que, cette année, elle le vivrait bien. Après tout, elle ne serait pas seule. Certes, ils ne passeraient pas la fête ensemble, mais ce n’était pas bien grave. Elle comprenait pourquoi, elle chérissait leur secret. Chaque fois qu’elle voyait un couple se tenir la main dans la rue, ou qu’elle servait des tourtereaux au Mount Helicon, elle se répétait les mêmes arguments en boucle et retrouvait le sourire.

Mais au fil des jours, son optimisme avait laissé place à un agacement profond. Elle avait vu les commerces revêtir leurs coeurs et leurs couleurs, les tablettes se remplir de chocolats à la con et les robes aux teintes d’amour envahir les vitrines. La veille de la Saint-Valentin, elle avait compris la naïveté de son raisonnement ; cette année serait la pire de toute. Car, tandis qu’elle marchait d’un pas certain vers le café, elle avait dû croiser une bonne vingtaine de couples sortir du cinéma, ou d’un restaurant, ou simplement de leur appartement. Elle les voyait, là, avec leur bonheur simple, partagé, public.

Elle avait serré son manteau contre sa poitrine et baissé les yeux après avoir remarqué les énièmes amoureux de trop. Elle laissa ses pieds la traîner jusqu’au café, les lèvres pincées. Elle ne voulait plus les voir. Elle voulait qu’ils disparaissent, tous, avec leur relation affichée et assumée. Qu’il ne reste dans la rue que les pauvres âmes tourmentées qui, comme elle, se retenaient d’arracher les guirlandes de papier et ces cons de Cupidons.

Enfin, elle arriva devant la porte du Mount Helicon, et reconnut la silhouette svelte de sa soeur qui attendait qu’on lui ouvre. Le visage de Ella apparu dans l'entre-bâillure, et les deux jeunes femmes pénétrèrent dans cet entre qui serait leur, le temps d’une soirée. À peine Tatiana avait-elle retiré son manteau que Adra avait déjà le goulot aux lèvres, et la jeune femme gloussa en se dirigeant vers le comptoir. « За нашу дружбу, répéta-t-elle doucement, en attrapant une longue tasse à café. » De son sac sans fond —vivement la magie—, elle attrapa sa bouteille de martini et se servit, avant de rejoindre les autres.

« Jolie robe, fit-elle en se posant sur l’une des chaises du café. Pile dans les bonnes… ‘fin. Le thème. » Dans son propre cas, elle s’était vêtue d’un haut azur et d’une jupe noire, bien décidée à s’épargner les teintes de la fête. Elle coinça un pied sous sa cuisse et porta la tasse à ses lèvres. C’était sucré, ce truc. Elle aimait bien. Elle enchaîna d’une seconde gorgée, définitivement ravie du goût de celui qui serait ce soir son meilleur ami. Ils s’entendraient bien.

« Et c’est elle l’aînée, riposta-t-elle, les lèvres retroussées de taquinerie. Partages tes plans, tu sais que j’te suivrai toujours. »

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14.02.02 § ft. Ella & Adrasteia

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Si elle avait la tête penchée sur son verre, elle avait tout de même relevé les yeux vers la décoration d’Ella, et s’était étranglée de son breuvage. Mais elles avaient quel âge, ces gamines ? Quelques gorgées d’alcool et elles en oubliaient déjà leur savoir vivre. À croire que les liqueurs n’étaient qu’un prétexte pour se permettre tout et n’importe quoi. Malgré elle, cependant, elle était divertie par ce cirque. Et c’était ce dont elle avait besoin : de l’amusement. Occuper sa tête qui ne faisait que penser, détourner ses yeux qui se posaient sur tous les couples déambulant les rues. Et puis, de toute façon, la Saint-Valentin, c’était rien d’autre qu’une connerie commerciale. Ouais. Et elle finirait son verre en l’honneur de cette réalisation mature. Elle irait même le remplir pour ses réflexions futures. Ouais.

À peine mise sur pieds que Ella l’interpella, et la jeune femme posa une main sur son coeur, l’air faussement choquée. Elle n’avait absolument rien compris de ce qu’avait raconté son amie, mais elle supposait que c’était une plaisanterie. Elle rigolait souvent, Ella. Anya secoua la tête, vaincue par le vocabulaire anglais et magique, et se servit un peu plus de nectar en se demandant très sérieusement ce que pouvait bien signifier wit. Bah, elle leur demanderait plus tard. C’était rien d’autre qu’un détail.

De l’autre côté du comptoir, Adrasteia, les quatre fers en l’air, s’amusait à faire claquer ses talons sous le regard consterné de sa cadette. Un rictus dessiné sur le coin de ses lèvres, mais les sourcils tout de même froncés, Tatiana hésitait entre l’amusement et le découragement. Le verre à ses lèvres, elle choisit d’opter pour un beau mélange des deux. « Franchement, Adra, lâcha-t-elle d’un ton faussement réprobateur. Même Caly trouverait pas ça drôle. » Elle déposa son breuvage et, s’aidant de ses mains, souleva son corps pour s’asseoir sur le coin du comptoir. Elle releva les pieds et pivota, faisant maintenant face à ses compagnes. Elle agrippa sa tasse et baissa les yeux vers le liquide translucide. Elle devait se calmer sur le rythme ; ne buvant jamais, elle se jetait directement dans les bras d’un mauvais plan à cette vitesse. Mais cette chose était tellement délicieuse…

Elle gloussa à la mention d’un copain. Elle en avait un, elle. Enfin, elle croyait. Ou peut-être pas. Si ? Elle n'en savait rien. Qu’est-ce qu’ils étaient, au juste ? Ça commençait vachement à ressembler à un couple, leur histoire. Mais c'était un bien grand mot, ça. Couple.Après tout, ils ne s’étaient jamais dit… les trois mots. À moins que si, indirectement ? Mmh. Qu’est-ce qui définissait une relation ? À quelle moment pouvait-on vous attribuer l'étiquette d'être ensemble ? Peut-on être ensemble sans étiquette ? Elle ne pouvait pas vraiment leur demander, ça sortirait trop de nul part et elles auraient des doutes. Il faudrait attendre le moment propice. Ou écouter les indices. Mmh. C’était complexe. Pourquoi rien n’était donc simple dans sa petite vie ? Elle aurait bien voulu, elle, être amoureuse d’un garçon de son âge, qui ne chasserait pas les sorcières. Ça aurait été plus simple. Quoique,  amoureuse ? Ça aussi, c'était grand. Pouvait-elle vraiment affirmer l'être ? Elle n’avait jamais vraiment connu l’amour, au final. Elle n’en savait rien. Mais, était-ce possible de vraiment savoir ? N’était-ce pas plutôt une question de sentiments et de sensations ? Si son instinct la poussait dans les bras d’Alistair pour d’autres raisons que les nuits — elle gloussa dans son verre —, n’était-ce pas là tout ce dont elle avait besoin de savoir ? Après tout, si elle ne l'avait pas aimé, jamais elle n'aurait ressenti une telle douleur à l'idée que tout était fini. Au fond, elle comprenait bien ses sentiments. Mais, à nouveau, elle essayait de les justifier, de les camoufler, alors qu'elle savait très bien qu'elle ne voulait que les vivre. Qu'est-ce qui la bloquait ? La peur ? Oui, probablement. Mais de quoi ? Mmh. Mmh.

Ses pensées furent rapidement interrompues par l’objet qui brillait dans le coin de son oeil. « Babushka ! s’écria-t-elle, enthousiaste. Oh oui, oh oui ! » Elle descendit du comptoir, attrapant évidemment au passage son deuxième verre qui descendait beaucoup trop vite. « Ella, appelle pizza ! Je parle pas assez bien, moi. Et je veux de la pizza. ‘Faut pas qu’ils ferment avant ! » Elle se dandina jusqu’à Adra et tira sa chaise devant l’une des tables du café. Excitée, elle se laissa tomber dessus, délaissant enfin son breuvage. Les coudes contre la surface, la tête coincée entre ses mains, elle était prête. « Tires-moi ! »

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14.02.02 § ft. Ella & Adrasteia

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Tatiana leva les yeux au face à la remarque affreusement hautaine de son aînée, et porta son attention à Ella. Assise à la table, elle dût rejeter sa tête vers l’arrière pour établir le contact visuel. « Ah, non. Écoute pas la princesse, lâcha-t-elle en désignant Adrasteia d’un pouce accusateur. ‘Fin, prend lui ses brocolis, mais moi j’te suis. Go le gras ! » Elle ne put réprimer un petit rire, avant de se redresser, soudainement très sérieuse. Elle roula les épaules, prête à entendre le verdict.

La tête entre les mains, fascinée par les mouvements habiles de son aînée, elle observa les cartes se déposer sur la table. Mais son sourire excité s’effaça progressivement, au rythme de ce tirage qui se dessinait. Wow… Tatiana… Elle daigna lever les yeux vers Adrasteia, le visage déconfit. Qu’est-ce que c’était que ce jeu ? Parce que le sort ne se moquait pas assez d’elle, déjà ? Il fallait que le tarot de joigne à la danse ? Très bien… Très bien.

Elle termina son verre d’un trait tandis qu’Adrasteia expliquait la première carte. Le Capricorne. Elle hocha la tête à toutes les interprétations qu’elle lui lâchait, mais ce n’était pas à Ligeia qu’elle avait pensé en premier. Certainement pas à Léandre non plus. Décembre, pour elle, c’était autre chose. C’était la raison pour laquelle elle allait mieux, malgré le ciel qui lui tombait dessus. C’était cette petite lueur d’espoir que tout était possible, même quand elle n’y croyait plus vraiment. C’était cette petite pousse de quelque chose de nouveau, de précieux, qu’elle gardait secrètement contre son coeur. Et, accessoirement, c’était aussi la raison pour laquelle elle avait le verre facile, ce soir.

Adra chercha à marquer une transition et, pleine d’espoir, commença à déblatérer ses explications pour la prochaine carte. Bien vite, cependant, Anya laissa s’écrouler ses coudes contre la table. Son front vint frapper ses avant-bras en un gémissement. Gloriam. Mais quel enfer. Comme si la vie ne la faisait pas suffisamment chier avec cette connerie de groupuscule, là. Elle savait bien l’ironie du sort. Elle la connaissait personnellement, et vivait avec elle tous les jours. Elle couchait avec, même ! Mais, franchement... no regrets. « L’ironie… maugréa-t-elle, le visage contre la table. T’as pas idée. »

Elle osa relever les yeux pour la dernière carte du passé, mais se cacha à nouveau en comprenant de quoi il s’agissait. Elle avait bien saisi le message ; Gloriam, c’était non. Il fallait en sortir, ce serait complexe, long, bla bla bla… Elle se redressa lorsque Adra conclut, et se concentra sur ses paroles. Elle avait raison. Tout ça, c’était le passé, et il fallait regarder de l’avant, et… Tu es jeune et tu as eu une vie assez complexe. Anya se figea, et ses mains montèrent à ses joues rougissantes. Les yeux désormais humides, elle demanda, d’une voix brisée : « Tu… tu crois vraiment que j’suis jeune ? » Elle se leva de sa chaise, le regard dans le vide, murmurant de légers non, non, non… Ses yeux baissèrent vers cette poitrine moyenne, ces hanches que légèrement rebondies, et son souffle s'accéléra. Elle se retourna vivement vers les deux autres, l’air soudainement paniquée. « Mais j’ai… j’ai l’air d’une femme, hein ? J’fais pas enfant, hein ? » Nouvelle pirouette vers le comptoir, alors que ses mains se serraient contre son coeur. Quelle était la prochaine étape ? Les cartes allaient lui annoncer que, pour 2002, elle devrait prendre vingt ans ? Y avait-il un sort pour ça ? Vieillir ? Ou les sorcières ne s’étaient concentrés que sur ces putains d’élixir de jeunesse ?

Un verre. Il lui fallait un verre. Ou, non, mieux ! Elle copierait sa soeur et s’abreuverait à même le goulot. Au diable le bon sens ! Tout ça, c’était la faute du tarot. Et puis, si elle était malade, une des deux autres n’aurait qu’à l’enchanter pour qu’elle arrête de gerber et, voilà. Allez.

Elle attrapa sa bouteille à bout de bras et s’installa à nouveau sur cette chaise, prête à affronter son destin. Cette fois, cependant, son breuvage ne resterait pas abandonné sur la table. Il était là, dans ses bras, prêt à l’accompagner. Pour le meilleur et pour le pire. Surtout pour le pire.

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14.02.02 § ft. Ella & Adrasteia

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Bien entendu que je crois vraiment que tu es jeune, qu’est-ce que c’est que cette question, voyons ? Ses épaules s’étaient relâchées sous le désespoir de cette réponse qu’elle n’aurait jamais voulu entendre. Les autres mots d’Adra, elle ne les écouta pas. Ils lui passaient au-dessus de la tête, alors qu’elle se rasseyait, la bouteille entre les bras. Elle ne voulait plus en parler. Poser la question avait été une erreur pure et simple. Les quelques coupes de son aînée commençaient à altérer ses discours, teintant ses paroles habituellement si sages d’une maladresse déstabilisante. Ce n’était qu’à l’intervention de Ella qu’Anya daigna lever les yeux. Elle s’était installée à ses côtés et lui parlant d’un ton qui se voulait rassurant, malgré son index accusateur. Tu es la seule à pouvoir gérer ton futur. Elle n’avait pas tort là dessus. Elle l’avait fait, par le passé : être maîtresse de son destin. Confronter Konstantin pour jouer du violon, c’était venu d’elle. Quitter la demeure familiale à la quête du bonheur, ailleurs, c’était venu d’elle. Pardonner son silence à Alistair dans l’espoir de vivre mieux, c’était venu d’elle. Des bons choix, elle en avait fait. Il lui fallait arrêter de se voiler la face ; ses complexes étaient nombreux, mais ils ne pouvaient pas tous être véridiques. Quelque part, il devait bien en avoir dans le lot qui ne relevaient que de son imagination ; à commencer par sa capacité à s’affirmer. Elle pouvait le faire, elle l’avait bien prouvé. Alors pourquoi, Seigneur, pourquoi en était-elle incapable, maintenant que c’était crucial ?

Elle baissa les yeux vers les cartes qui se présentaient à elle, et son moral en prit un nouveau coup. Certes, il s’agissait là de son passé, de ce qu’elle laissait derrière. Pourtant, elles dégageaient une telle aura de pessimisme que la jeune femme ne put bloquer la vague négative qui l’envahit. Les cartes n’étaient que des cartes, Ella l’avait bien dit. Mais ces cartes là, elles étaient bien plus. Reflet de sa vie, miroir de ses échecs. Si seulement elle avait pris un autre chemin. Si seulement, à Londres, elle avait chassé cette main qui lui était tendue…

Tatiana Raventhrone !

Elle redressa la tête avant même qu’Adra ne lui ordonne de relever son menton. Raventhrone. C’était si étrange de d’entendre sa soeur prononcer son prénom, suivi de Raventhrone. Elle pouvait bien haïr ses cuisses, ses hanches, sa poitrine trop plate par jours et trop rebondie par d’autres, elle ne pouvait le nier ; ce qu’elle détestait le plus chez elle, c’était son nom. Ces quelques lettres maudites, sarcastiques, que Konstantin s’était bien amusé à lui attribuer. À nouveau, elle avait un pied dans la famille, un pied dehors. Trop incluse, pas assez. Avant même de n’avoir été en capacité de penser par elle-même, elle jonglait déjà entre ces deux extrêmes. Jamais satisfaits. Ils n’étaient jamais satisfaits. Peu importe ses décisions, toujours, il y aurait un argument pour réfuter ses choix, condamner ce qu’elle est. Pourtant, Adra lui offrait cette perche, cet espoir. Raventhrone. En avait-elle seulement le droit ? Même entre ces quatre murs, même murmuré au milieu de leur petit cercle… lui était-il permis de porter ce nom ? Son nom ?

Elle hocha la tête aux paroles d’Adra. Elle avait raison. Il fallait se concentrer sur les prochaines cartes et oublier les précédentes. Il n’était pas trop tard, Ella l’avait dit. On a toujours le temps, il suffisait d’oser. Anya se pencha vers la table, les mains appuyées contre la surface, comptant sur ses cuisses pour retenir sa bouteille. Elle retint son souffle, suivit les doigts d’Adra qui vagabondaient jusqu’au tarot et, le coeur battant, suivi des yeux ce destin qui se dessinait devant ses yeux…

Le huit d’épées.

Elle se distança de la table, rejetant son dos contre son dossier. Devait-elle rire ? Pleurer ? Hurler ? Elle n’en savait rien. Quelle était la bonne réaction à avoir devant ce tarot qui la narguaient ? Ignorer les cartes négatives en s’assurant que ce n’était qu’un jeu ? Je suis désolée Tatiana… Elle aussi, tient. Elle aussi, elle était bien désolée. Agacée, elle passa une main ferme contre son nez en reniflant légèrement. Après… Non, ne dis rien. Ne dis plus rien. Naturellement, on s’y attend, n’est-ce pas ? Anya cligna des yeux une fois, deux fois, trois fois. Un rictus se dessinant sur ses lèvres, elle répondit à la remarque d’un regard meurtrier et s’empara de sa bouteille. Adra, devant elle, continuait d’expliquer la signification de la carte, alors que la plus jeune porta le goulot à ses lèvres. Bla bla bla, censure. Bla bla bla, humiliation. Elle savait, tout ça. Elle était parfaitement au courant qu’elle en avait plein les bras avec ses milliers de mensonges, tous plus rocambolesques les uns que les autres. Mais que pouvait-elle faire, hein ? En parler ? Elle avait essayé. Yep. Ça ne s’était pas passé exactement comme prévu, et ça ne lui donnait franchement pas envie de réessayer l’expérience. Après, maintenant, ça allait. Ils allaient bien. Très bien. Mais cette sensation… cette douleur. Elle ne voulait plus jamais revivre un truc pareil. Ja-mais.

« Oui, bon, ça va, grommela-t-elle entre ses dents serrées. J’ai compris vot’ message, là. Et c’est joli, hein, c’est des jolis mots. L’avenir est à moi. Mais j’vous rappelle que c’pas moi qui choisit. J’peux pas choisir. Parce que si c’était juste moi… » Si ce n’était qu’elle... Si tout ne tournait qu’autour d’elle, de son petit monde, elle n’aurait pas à cacher son nom, ou ses pouvoirs, ou l’homme qu’elle… enfin. Alistair. « Mais c’est pas juste moi. J’peux pas faire c’que j’veux, moi… »

Quand l’As d’épées pointa le bout de son nez, elle l'accueillit avec une nouvelle goulée. Après tout, au point où elle en était, une de plus ou une de moins. Elle secoua la tête, l’envie d’éclater de rire menaçant toujours sa gorge serrée. Mais ce sourire narquois qui tapissait son visage, ce masque d’amusement qu’elle revêtait, il tomba lorsque Adra définit la carte. Quelqu’un te menace, c’est ça ?

Elle figea. Parce que ce n’était pas assez de lui remettre au visage son existence misérable, les cartes décidaient en prime de la trahir ? D’où elles la forçaient à parler ? Elle ne pouvait pas mentir aux filles, c’était trop tard ; son visage déconfit avait déjà vendu la mèche sur la sensibilité du sujet. Mais elle n'en pouvait plus de prêcher mauvaise nouvelle sur mauvaise nouvelle, toujours avec le coeur lourd et le ton grave. Alors, elle leur annoncerait différemment. Sans vulnérabilité. Elle « ferait un homme d’elle », comme lui avait demandé Adra, et lâcherait le paquet. Comme ça.

« Bof, pas vraiment, qu’elle lâcha enfin en balayant l’air. ‘fin, un peu. Mais à l’été, j’ai demandé le O.K. d’une dame haute chez Gloriam pour entrer dans le programme de pha-rma-po-ti-caire à l’UPA. En mode espion, tout ça. » Elle lâcha un rire jaune. « Ouais, non. Ça a pas marché. Oups » Elle releva les sourcils en haussant les épaules, et s’abreuva d’une nouvelle gorgée. « Tellement pas marché qu’elle a compris que j’étais sorcière ! La boulette ! Ha ha ! ‘fin, voilà. La dame, c’était Theodora Knight. Cheveux oranges, là, au bal. Femme fatale, vous voyez ? Celle-là. Ouais. » Elle humecta ses lèvres asséchées par son monologue et son léger abus d’alcool. « Bah en fait, elle fait des recherches sur la magie. Pour qu’il y en ait plus. Pouf ! Disparue, la magie. Et pour qu’elle ferme sa gueule, bah moi j’suis cobaye. » Elle aimait tant ce mot. Cobaye. Il était amusant comme tout à prononcer. « Pis moi, j’pensais que c’était pas grave. Mais avec le bal, ça m’a fait penser aux enfants cracmols, et j’ai compris que j’suis quand même bien conne. J’veux dire, si son but, c’est pas d’enlever ma magie… c’est quoi ? » Nouvelle gorgée, nouveau soupir. « Donc ouais. C’est ça. Mais j’peux pas arrêter hein, sinon tout le monde va savoir. Et Glo’, bah… » De son pouce et son index, elle mima la forme d’un pistolet, qu’elle porta à sa tempe. « Boum. »

Et, enfin, elle craqua. Sous sa main qui retombait vers sa cuisse, ses joues s’inondèrent de ces larmes salées qu’elle s’était pourtant promis de chasser.

(c) oxymort